Rejoindre l’angoisse de celui qui est différent

Dans ce contexte de fragilité et d’angoisse, nous devons tenir compte de la question du sens. Pour comprendre l’angoisse et les questions qui habitent la personne fragile, il est essentiel de la rejoindre dans son univers mental et psychologique, dans sa représentation culturelle et religieuse de la maladie.

Rejoindre l’angoisse de celui qui est différent

Dans ce contexte de fragilité et d’angoisse, en tant que soignants ou accompagnateurs, nous ne pouvons-nous contenter de soulager physiquement. Nous devons aussi tenir compte de la question du sens. Pour comprendre l’angoisse et les questions qui habitent la personne fragile, il est essentiel de la rejoindre dans son univers mental et psychologique, dans sa représentation culturelle et religieuse (ou a-religieuse) de la maladie. Quand un patient se réfère à des représentations étranges ou inconnues de nous, le risque est grand que nous nous désintéressions du sens qu’il donne lui-même à ce qu’il vit. Nous pouvons considérer ses explications ou ses réactions comme incohérentes, irrationnelles et même ridicules. À moins que nous les ignorions parce que cela nous renvoie à une réalité qui nous dérange ou que nous ne pouvons pas maîtriser du fait qu’elle n’entre pas dans la cohérence de notre propre vision de la santé et de la maladie.

Il est donc nécessaire que nous nous efforcions d’opérer un déplacement vers celui, celle qui souffre, l’« autre ». Cette attitude repose sur la conviction selon laquelle toute culture, en tant que système de significations, comporte a priori une cohérence interne, certes jamais exhaustive. Son interprétation de la réalité a un sens, même si nous ne le comprenons pas. Pourtant, l’interprétation que l’on donne à une épreuve affecte beaucoup la façon de l’assumer. Au thérapeute ou à l’accueillant de partir à la découverte de cette cohérence, pour mieux percevoir les enjeux de la maladie ou de la pathologie. Si nous nions la pertinence du discours du patient, nous pouvons perdre toute crédibilité auprès de lui, et les aides que nous proposerons risqueront de ne pas être prises en compte ou de perdre une bonne partie de leur efficacité.

Il m’est arrivé d’accueillir des personnes qui se disaient envoûtées — elles m’étaient envoyées par la consultation psychologique des migrants. J’ai besoin de beaucoup de temps pour écouter leur version concernant la genèse et la cause de leurs troubles : je ne dois pas disqualifier leur explication. Il me faut ensuite travailler sur la question des pouvoirs et de la prise qu’ils donnent à l’envoûteur présumé quand ils se croient complètement dépendants de celui-ci. Il s’agit donc moins de travailler sur la négation de ces forces — en lesquelles ces envoûtés croient mordicus (persuasion souvent inutile) — que d’agir sur leur capacité à maîtriser leur peur et à résister à la force d’un autre en faisant appel à diverses ressources (médicales, psychologiques, morales, parfois religieuses).

Or, de nos jours, dans le meilleur des cas, une formation à l’écoute est donnée au soignant ou à l’accompagnateur, tandis que la dimension anthropologique, culturelle, est quasi absente. L’approche reste souvent individualiste et morcelée. Ce n’est pas le cas dans les médecines traditionnelles de l’Afrique, de l’Asie (médecine indienne ; ayurvédique, chinoise, tibétaine, etc.), qui ont été utilisées avec une certaine efficacité durant des millénaires. Dans la relation thérapeutique, au-delà des symptômes cliniques, sont pris en compte la personnalité du patient, son caractère, son environnement physique et psychologique, ses relations interpersonnelles, ses problèmes moraux, ses croyances... Cette conception se retrouve aussi dans le « nouveau paradigme » proposé par les thérapies alternatives 1.

Les promesses de la médecine ont entraîné des attentés parfois démesurées de la part des patients, surtout en Occident. Cette médecine a fait des progrès indiscutables en quelques décennies et elle est efficace dans de nombreux domaines, par exemple dans le traitement du cancer chez les enfants. Il faut aussi reconnaître que, grâce à elle, la durée de la vie s’est allongée, des épidémies ont été jugulées... La microchirurgie réalise actuellement des merveilles, la lutte contre la stérilité a considérablement progressé... Toutefois, si beaucoup de critiques actuelles à propos de la biomédecine frisent la caricature, on lui reproche à juste titre d’être encore trop impersonnelle, réductionniste, trop coûteuse du fait de l’usage des nouvelles technologies, encore réservées à un petit nombre de privilégiés. Par ailleurs, le manque de moyens et de personnel rend la médecine hospitalière de plus en plus lourde et dépersonnalisée.

Ces limites, reconnues par certains soignants eux-mêmes, entraînent parfois une véritable souffrance de leur part, notamment quand les attentes des patients sont démesurées, quand ils exigent de résultats immédiats. Ce n’est plus un droit au soin qui est revendiqué mais un droit à la santé. On n’exige plus des moyens mais des résultats. Les soignants font alors l’expérience des insuffisances de leurs pratiques médicales, de leurs connaissances. Mais on peut se demander si cette souffrance n’est pas aussi la conséquence de l’illusion de toute-puissance que la science médicale a entretenue chez ces derniers, comme chez les patients. Dans la logique de la mentalité moderne, la biomédecine a nourri la prétention de rendre compte de la totalité du réel par la seule rationalité, à l’instar des sciences positives. Elle a ainsi laissé croire en un progrès indéfini des découvertes scientifiques et technologiques et, par suite, de l’efficacité thérapeutique. Des illusions (des mythes...) d’immortalité sont encore entretenues de nos jours à propos de certaines recherches en génétique (entre autres à propos du clonage ou des manipulations génétiques).

Parce qu’il touche à la vie, et donc au sacré dans l’esprit de beaucoup, au moins confusément, le médecin a été tenté de jouer au grand prêtre, poussé parfois à cela par les patients eux-mêmes. On sait que tout ce qui touche à la vie concerne ce qui est le plus sacré pour la plupart des gens. Si quelqu’un est perçu comme le maître de la vie et de la mort, même seulement en partie, il reçoit un statut social quasi sacré dans de nombreuses sociétés. Il est frappant de constater qu’à une époque où les repères culturels et sociaux sont très menacés par les mutations de notre civilisation, les institutions qui gèrent la vie, sa protection et sa transmission — c’est-à-dire la médecine et les Églises — sont les plus mises en question, mais pas forcément pour les mêmes raisons.

Nous l’avons vu, accueillir la fragilité, c’est oser la vulnérabilité. Il a été question de déplacement dans l’attitude du soignant ou de la personne en relation d’aide. Se déplacer signifie quitter un lieu connu pour se diriger vers un « ailleurs ». C’est donc prendre le risque de perdre certains de ses repères, d’être confronté à la nouveauté. Face à la souffrance et à la fragilité de l’autre, nous sommes sans cesse renvoyés à nos propres fragilités. Nous aussi, nous nous sommes construit une représentation de la bonne santé, des causes de la maladie et de ce qui favorise un « retour à la santé ». Certaines de ces représentations sont issues de notre milieu social, de notre culture, de notre religion ou de notre propre expérience de la souffrance. D’autres ont pu nous être inculquées durant notre formation.

Un exercice toujours bénéfique consiste à prendre conscience de nos propres représentations et de notre façon de les mettre en œuvre dans notre pratique. Dans tout accompagnement, nous nous appuyons sur un référentiel, c’est-à-dire un ensemble de représentations et d’attitudes censées nous aider à interpréter des ’signes (ou des symptômes), à approcher une personne souffrante de façon juste et à l’accompagner dans son expérience de fragilité. Ce référentiel nous sert de cadre pour entrer en relation avec la personne en demande et assurer la plus juste approche de celle-ci. Toutefois, ce cadre n’en est qu’un parmi d’autres, il n’est pas exhaustif et n’a pas la même pertinence dans toutes les situations. On le vérifie au cas par cas, et à plus forte raison quand il existe une importante différence socioculturelle ou religieuse entre les personnes en présence. Ce n’est pas sans raison que chaque religion a ses aumôniers et que ceux-ci sont rarement polyvalents.

De Bernard Ugeux, Extrait de « traverser nos fragilités »

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